Bordeaux, 1834-36 : Les frères Blanc craquent les télégraphes Chappe

Bonjour les gens ! Comme promis, voici la suite de l’article sur les Télégraphes Chappe. J’espère que vous l’avez aimé. Si vous ne l’avez pas lu, vous pouvez le retrouver . Ou . Et même (Ca sert à rien de cliquer partout, hein). Le billet du jour traitera (encore) des Télégraphes Chappe, donc, si vous ne savez pas ce que c’est, je vous conseille de lire la première partie, sinon, vous ne comprendrez pas grand chose.

L’histoire suivante m’a donné du mal pour trouver les sources. Les différents protagonistes ce sont peut-être donné du mal pour la faire oublier. Mais, même si je ne peux vous fournir de sources précises confirmant chacun des faits, je peux vous certifier que cela à eu lieu. Et c’est déjà bien. Allez c’est parti pour un court voyage à Bordeaux en 1834.

Place de la Bourse à Bordeaux (Crédits : Christophe Finot)

Place de la Bourse à Bordeaux (Crédits : Christophe Finot)

Donc, comme je viens de le dire, nous sommes en 1834, à Bordeaux. Le pays est gouverné est par Louis-Philipe 1er, depuis les « Trois Glorieuses » de 1830. Cela fait une bonne trentaine d’années que la France connait les Télégraphes Chappe. Mais, même si ils les connaissent, la plupart des gens n’ont pas idée de ce que ces messages peuvent bien dire (On a vu cela avec Victor Hugo dans le billet précédent.). Le peuple, pour communiquer doit se contenter d’utiliser les postiers, ou pour les plus riches, les pigeons voyageurs. Le temps de réception n’est pas optimal. Cette lenteur des communications crée une République en deux temps. Par exemple, les lois sont édictées à Paris, et ne rentrent en vigueur dans les différentes parties de France que lorsque les édits sont reçues.

Pour preuve, l’article 1 du Code civil, qui n’est plus en vigueur depuis 2004, disposait que :

« La promulgation faite par le Roi sera réputée connue dans le département de la résidence royale, un jour après celui de la promulgation ; et dans chacun des autres départements, après l’expiration du même délai, augmenté d’autant de jours qu’il y aura de fois 10 myriamètres (environ 20 lieues anciennes), entre la ville où la promulgation en aura été faite, et le chef-lieu de chaque département. »

Si ce problème de communication concerne les lois, il concerne aussi d’autres domaines comme la Bourse. Lorsque la Bourse fluctue à Paris, cela se répercute au niveau national, mais de façon décalée. Lors de la clôture de la Bourse à Paris, les cours étaient envoyés, par des messagers à cheval, dans chacune des Bourses de France. Vous comprendrez que le délai peut-être assez long. Aujourd’hui, nous nous intéresserons uniquement à Bordeaux, dont le délai était de 3 jours.

3 jours, c’est plutôt long. Du coup, certains essayent de contourner ce délai, pour pouvoir investir à l’avance. En effet, si quelqu’un peut connaitre à l’avance les valeurs en chute ou en hausse à Paris, il est assuré de s’enrichir lorsque la Bourse de Bordeaux s’alignera sur les cours de Paris. Pour gagner du temps, certains s’arrangent en ayant des contacts à Paris, qui leurs envoyaient des informations par pigeons voyageurs. Mais un pigeon c’est un peu con. Donc, ça peut se perdre, et ça met pas bien moins de 3 jours. Donc, comment gagner du temps? Il ne reste pas beaucoup d’autres moyens. Ha si, un, les télégraphes Chappe. C’est rapide, « discret » et… strictement réservé à l’administration. Donc, il y a un problème.

Télégraphe

C’est là que nos deux protagonistes entrent en scène. Leurs noms ? François et Louis Blanc. Ces deux frères ont 28 ans (oui, et ils sont jumeaux.) Ils vivent à Bordeaux, et gagnent leurs vies en jouant à la Bourse. Comme ils sont loin d’être cons, ils arrivent assez rapidement à se faire de l’argent. Mais, jouer à la Bourse est un métier risqué. D’ailleurs, c’est pas un métier du tout. Pour assurer leurs arrières, ils essayent comme beaucoup de s’informer sur les cours de Paris par le biais de pigeons voyageurs. Comme ce n’est pas assez rapide, leur vient l’idée d’utiliser les Télégraphes Chappe.

françois blanc

François Blanc, hacker du XIXe

Le problème qui survient est : comment arrivé à utiliser un instrument qui est totalement entre les mains de l’administration ? La réponse est simple : en graissant la patte de ceux qui s’en occupent. Mais cela ne règle pas tout. Comment être assuré de ne pas se faire prendre ? Ils ne peuvent se permettre de faire transiter des messages explicites, puisque que les messages doivent passer par plusieurs autres tours sur le trajet pour arriver à Bordeaux. Si les employés des tours voyaient des messages concernant les cours de la Bourse, ils ne manqueraient pas de se poser quelques questions. Il fallait donc trouver un code. Mais là encore, un message codé serait vite repéré. Le problème semble assez insoluble. Les deux frères semblent prêts à abandonner quand un homme leur propose son aide. Cet homme se nomme Pierre Renaud, et c’est un ancien directeur des télégraphes Chappe de Lyon. Il connait bien les télégraphes, et surtout leurs failles. Et si il y a une faille qui peut bien être exploitée, c’est celle des erreurs de transcriptions. Je vous explique.

Lorsque les opérateurs transmettent les messages, il arrive qu’ils commettent des erreurs, semblable à des fautes de frappes. Dans ce cas, ils transmette un code d’effacement pour indiquer l’erreur. Mais entre temps, le message erroné est déjà transmis à une autre tour, qui le transmet à une autre etc… Il faut donc attendre le bout de la ligne, là ou les messages sont traduits pour qu’on se rende compte de l’erreur, et qu’on efface le message, pour conserver le bon. Lorsque l’on communiquait de Bordeaux à Paris, la transmission s’arrêtait à Tours, où les messages étaient traduits, corrigés et reprenaient leur route vers Bordeaux. Avec ce système, il était possible pour un directeur corrompu d’envoyer un message contenant une erreur manifeste. L’opérateur devra donc indiquer le code d’erreur en faisant bouger les bras du télégraphe. Mais ces bras sont visibles de tous, et même si il est difficile de déchiffrer les messages, il est possible pour un observateur aguerri de reconnaitre un code d’erreur.

Les deux frères vont donc profiter de cette faille. Il faut donc un directeur corrompu. Comme les messages d’erreurs s’arrêtaient à Tours, il fallait corrompre le directeur du télégraphe de Tours. Et,  puisque ce qui intéresse les deux frères ce sont les cours de la Bourse à Paris, il fallait aussi un moyen rapide et discret de transmettre un message de Paris à Tours.

Au final, le système qu’ils mirent en place est le suivant :

  • Il y avait un premier complice à Paris, qui observait les cours de la Bourse. Lorsqu’il constatait une hausse ou une baisse, il envoyait un petit paquet à la femme du directeur de Tours. Si il y avait une hausse, il envoyait des gants, si c’était une baisse, il envoyait des chaussettes.
  • Le directeur de Tours, ensuite introduisait un code d’erreur dans un message en direction de Bordeaux. Un code d’erreur voulait dire « hausse », un autre « baisse ».
  • A Bordeaux, logé dans une chambre d’hôtel avec vue sur le télégraphe, Pierre Renaud, qui connaissait très bien les codes était chargé de déchiffrer le message, puis de transmettre aux deux frères, qui s’empressaient de vendre ou d’acheter des actions. Ainsi, ils bénéficiaient d’au moins une demi-heure d’avance, voire de plusieurs heures, si tout se passait bien.

Ce stratagème dura deux ans, de 1834 à 1836. Si il prit fin, ce fut par malchance : l’assistant du directeur de Tours mourut et révéla le stratagème à son successeur, lui demandant de prendre sa suite. Celui ci refusa, et dénonça tout ce beau monde. Toutefois, le procès tourna court. En effet, les escrocs n’avaient contrevenus à aucune loi. Les deux frères furent condamnés à une amende pour corruption de fonctionnaire, une broutille à coté de la fortune qu’ils avaient amassées en deux ans. Si nous n’avons pas idée de la somme, on peut l’estimer en se disant qu’elle permit à deux frères de s’installer confortablement à Paris pour se lancer dans une prolifique carrière d’homme d’affaire.

Si je vous ai conté ce fait divers, ce n’est pas seulement parce que j’aime bien cette histoire. Ce fait divers ne nous révèle pas seulement comment on peut devenir riche en étant un escroc, mais comment deux frères ont réussi à craquer le premier système de communication moderne, en y introduisant le premier virus de réseau jamais créé par l’homme (enfin, surement). Ce stratagème est donc à la base de la plupart des virus informatiques actuels, qui fonctionnent sur le même principe : un complice, qui transmet des informations en s’introduisant dans le système, à un autre homme qui se sert de ces informations pour s’enrichir. Donc, la prochaine fois que votre Antivirus verra rouge, ayez une petite pensée pour les frères François et Louis Blanc.

Dans le livre « Going Postal », de Terry Pratchett, on peut voir des « hackers » similaires, cachés dans un sémaphore abandonné, et agissant comme l’ont fait les frères Blanc, mais dans un autre but. Cette précision n’a aucun rapport, mais j’avais envie de la faire.

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3 réflexions sur “Bordeaux, 1834-36 : Les frères Blanc craquent les télégraphes Chappe

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